Bip.
Bip
Les premiers sons entendus par 28500, à son réveil, ne furent pas des voix humaines mais le bruit lointain et régulier d’une machine.
Bip
Où était-elle ?
Qui était-elle ?
Un flash lumineux apparu dans son champ de vision avec des images indiscernables et douloureuses.
— Elle est en vie !
— Quelles sont ses constantes ?
Des figures floues s’agitaient autour d’elle. Qui étaient-ce ? Que faisait-il ?
Elle voulait bouger… Une main.
Seul un doigt lui répondit.
Les figures floues semblèrent légèrement surprises.
— Résistante aux anesthésiants ? Cela risque d’être problématique.
— On devait s’y attendre.
Elle voulait parler. Demander. Sa bouche s’ouvrit. Une voix désincarnée, assoiffée, en sorti.
— Qui… Suis-je ?
Un silence de mort traversa la pièce. Les deux figures floues se regardèrent. Le fait qu’elle puisse parler ne semblait pas prévu. Une bonne surprise.
— Faites venir le Dr. Koertig.
Elle ne regardait jamais le professeur. Elle n’aimait pas son regard, son visage, ses mimiques. Il la mettait mal à l’aise. Profondément.
Alors, quand il lui parlait, elle préférait regarder ses mains, la tête baissée. Elle serra doucement le drap qui recouvrait sa peau nue.
— Je vais t’appeler Éden. Cela sera plus simple que 28500.
Elle ne répondit pas. Qu’est-ce qu’elle pouvait dire ? Qu’elle devrait avoir le choix sur comment on l’appelle ? Elle n’était même pas considérée comme une humaine libre de droits.
— Car tu es parfaite. Tu es le futur de l’humanité. Notre but à atteindre. Notre paradis.
Le nom d’un lieu. Évidemment. Elle n’était pas humaine.
— Tu es une lumière pour nous ici-bas.
Ça, c’était nouveau. Elle ne le releva pas.
Le monde d’Éden se résumait à une pièce de 8m². Une pièce de quatre murs recouverte de miroir sans tain. Elle ne pouvait voir qu’elle-même. En permanence.
Cette minuscule chambre comportait uniquement un lit. Plus tard, pour son bon comportement, elle eut la chance d’obtenir une bibliothèque et des livres.
Mais cela ne rendait pas la pièce plus chaleureuse.
Caméra dans chaque angle, une lumière tamisée le “soir”.
Elle ne connaissait que cette pièce.
Et les tortures qu’elle était prête à prendre pour améliorer son quotidien.
Les lasers perforaient sa peau. Elle voulait hurler, mais elle n’en avait plus la force. Ses cordes vocales étaient brisées. Son esprit l’était tout autant.
Elle avait appris à gérer la douleur. On lui arrachait membres, crevait les yeux, testait des opérations à vifs.
Que se passait-il quand on lui retirait son cœur ? Son foie ? Ses reins ?
Cela faisait longtemps que 28500 avait perdu le fil. Oh, oui, elle aurait dû être en colère. Crever de rage et d’amertume pour ces sociopathes.
Mais elle avait vite compris que cela ne servirait à rien.
Être violente — car elle le pouvait — ne ferait qu’empirer les choses.
Alors, elle se soumettait.
Son esprit divaguait. Elle rêvait, de ses romans, d’un monde meilleur, d’amour et de liberté. Tout ce qu’elle n’avait pas.
On la testait, décrivait comme non-violente. Non pas apathique, car capable de mener des conversations. Elle était intelligente, maligne. Mais elle était une souris de laboratoire. Un oiseau en cage.
Est-ce qu’elle devait se battre ? Briser son quotidien ? Elle ne l’osait pas. Alors, elle vivait dans cette boucle permanente de torture, de tests, de combats.
On l’affamait, puis jetait face à un humain tout autant affamé et terrifié qu’elle. Jamais elle n’avait attaqué d’humains. Elle en était incapable. Elle préférait mourir.
À force, on arrêta. À quoi cela pourrait-il bien servir de revivre 300 fois la même expérience ? En combinant les tortures, le résultat restait le même.
Test, notes. Super-soldate, ou simple évolution de l’humanité ?
Elle ne connaissait ni son vrai nom, ni l’histoire de l’habitante précédente de ce corps. Elle n’était qu’une fille oubliée au bord de la route. Enlevée à sa famille. Disparue.
Elle n’était rien, ni personne.
L’identité réduite à ce numéro accolée à son bras, impossible à effacer même en l’arrachant. Une entité dont le créateur autoproclamé appelait “Éden” comme si elle allait un jour accepter ce nom.
Les alarmes du laboratoire tournaient en boucle depuis plusieurs heures. Elle avait entendu les hurlements de terreurs et les pas des gardiens. Certains fuyaient, d’autres bravaient le danger de la brèche de confinement.
À fuir pour leur vie, personne n’avait pensé à libérer Éden de sa cage.
Le sol tremblait des tirs et des explosions. Elle n’avait jamais tenté de s’enfuir. Elle aurait pu, de nombreuses fois. Mais pour aller où ? Elle ne connaissait que le laboratoire.
Mais devait-elle mourir dans l’auto-destruction de ce lieu qui avait été presque son chez-elle ?
Elle fit trois pas.
Une main pâle aux veines noirâtres se posa contre le miroir.
Éden s’observa.
Des yeux rouges. Des cernes. Une peau grisâtre. Des cheveux rêches qu’elle coupait courts, mélangeant une sorte de blonds et de bruns indéfinissables.
Elle frappa.
Encore et encore.
Ce mur qui était sa cage.
Elle se brisa le poing, encore et encore. Elle n’attendait même pas sa régénération, alors que le liquide épais qui constituait son sang se mélangeait au mur.
Des craquelures apparurent au milieu de la vitre. Elle recula de quelque pas, prise de vertiges. Personne ne lui avait tiré dessus. Hurlé d’arrêter. Elle n’entendait ni plus les pas, ni les cris.
Pour la première fois, elle était seule.
Elle observa les craquelures et son visage brisé. Les veines pulsaient autour de ses yeux, transformant la moitié de son visage en une marque noire.
Elle n’avait jamais essayé de contrôler son sang en dehors de son corps.
La vitre explosa. Les morceaux de verres vinrent rejoindre sa peau.
Mais elle connaissait son corps, sa force, ces muscles, ses pouvoirs.
Elle était Éden, et ne craignait rien ni personne.
28500 traversa tout le laboratoire, suivant les cadavres. Devoir s’en servir — pour se nourrir — la dégoûtait. Malheureusement, elle n’avait pas le choix.
Elle rencontra bien des horreurs, dans les souterrains alors qu’elle remontait les rails du train. Des créatures sans visage, déformées par la rage du virus. Elle connaissait presque toutes les versions. Après tout, elle n’était que la 5e.
La seule qui ait prise, fonctionnée.
Elle traqua Koertig dans les profondeurs du laboratoire. Dans son bureau, elle ne trouva qu’une forme indéfinissable, de chair, os et sang.
Sans haine, amertume, ni reproche, elle l’acheva. L’égocentrique avait préféré s’injecter son virus plutôt que de se suicider, ou mourir aux mains de ses propres créations.
Elle n’éprouva ni satisfaction, ni soulagement.
Simplement une tristesse.
Mais était-ce vraiment lui, ou un autre de ces cobayes ?
Lorsque son visage, pour la première fois, rencontra le soleil, elle ressentit une vive douleur. Sa peau y était sensible.
Mais elle était enfin libre.
Couverte de sang, à peine identifiable. On aurait pu la confondre avec les autres créatures qui s’étaient échappées du laboratoire.
Mais elle était libre.
Éden Bonne-Étoile était libre.
Et plus jamais elle ne laissera quelqu’un recommencer.
Créé : 22 août 2025